dimanche 13 février 2011

Gutsville

Si le quotidien d’un lecteur de comics est bercé par les aventures des héros de chez Dc et Marvel, voire Image, l’industrie est d’une telle richesse que les produits indépendants sont innombrables. Difficile de tout lire, par manque de temps, manque de publicité, et tout simplement manque d’argent. Mais une fois de temps en temps, il est intéressant de sortir des mondes qui nous sont familiers pour découvrir des récits surprenants. C’est la découverte du travail du dessinateur Frazer Irving (dans les pages de The Return Of Bruce Wayne, et Batman And Robin), et l’envie de contempler un peu plus de ses illustrations, qui m’ont conduit à lire Gutsville. Le titre et la couverture du premier épisode suffisent d’ailleurs largement a interpellé, grâce à un travail sur la couleur fascinant et à une iconographie inquiétante. Au scénario, on retrouve Simon Spurrier, qui a écrit plusieurs épisodes du surfeur d’argent, du Punisher, ou encore de wolverine. Mais c’est en Angleterre qu’il a commencé à écrire, et son expérience dans l’industrie indépendante explique sa liberté de ton. Le projet Gutsville est son initiative, et devait compter 6 épisodes à l’origine. Le premier épisode est paru en mai 2007, le deuxième en Septembre de la même année. Il faudra attendre mars 2008 pour lire le troisième épisode, dernier à être paru aujourd’hui. Spurrier confie avoir fini les scénarios des deux prochains épisodes, et avoir rédigé un plan détaillé du final. C’est le dessinateur Frazer Irving, qui est, selon lui, à l’origine des retards accumulés. Il faut dire que l’artiste effectue un travail considérable sur chaque dessin, comme il est possible de le constater sur son blog, où il publie les différentes étapes de certaines de ses couvertures. De plus, Gutsville est un projet pour lequel l’équipe n’a pas été payée pour le moment, et n’envisage pas de l’être avant que les droits aient été achetés pour le cinéma. Ce qui apparemment ne pourrait pas se faire avant que le tout ait été publié. Mais peut-être la qualité de l’œuvre n’est-elle pas suffisante pour justifier une attente démesurée ?


Quand on doit créer un univers à part entière et raconter une histoire complexe, 6 épisodes ne sont pas de trop. Afin de ne pas se perdre dans une longue et interminable introduction, le scénariste fait le choix d’ajouter un texte introductif qui contextualise la fameuse ville des tripes. En quelques lignes, on comprend que les personnes avalées par ce qui pourrait être une baleine, y ont vu une analogie avec Jonah, et ont bâti leur culte autour de la croyance qu’une fois lavés de leurs pêchés, ils pourraient sortir. On comprend également que les décennies passant, leurs enfants ont perpétué leur héritage, et que sans les avancées technologiques du reste de la civilisation, leurs mœurs restent à peu de choses près les mêmes. Ce concept intrigant pourrait ressembler à une sorte d’étude sociologique, surtout lorsqu’on assister à certaines mises à morts aux consonances très symboliques. Rapidement, la présence d’un tueur en série, le « nosunman », va lancer de nouvelles pistes. Le premier épisode est riche en présentation, les nouveaux personnages ne cessent d’arriver, et les sous-intrigues semblent innombrables. On a bien du mal à croire que tout nous sera révélé en à peine 5 autres épisodes. On pourrait d’ailleurs avoir du mal à saisir le propos, si l’écriture n’était pas si rigoureuse. Ce qui n’est pas évident dans un premier temps, Spurrier privilégiant largement l’argot. Le souci du détail de son écriture trouve un écho spectaculaire dans le travail graphique de Frazer Irving. Comme dans Batman And Robin, ses dessins créent une atmosphère surréaliste tout à fait bienvenue. L’utilisation abstraite de la couleur amplifie largement cette impression d’être dans un autre monde, un monde d’horreur. La page titre, remplie de rouge, est tout à fait en accord avec le ton et le propos.


Dans les endroits les plus modestes, les traits sur les décors font plus brouillon, plus nerveux. Dans les lieux plus guindés, il existe une austérité plus prégnante, qui illustre bien la rigidité d’un système où religion et entretien de la crainte sont synonymes. Chaque personnage a des motivations crédibles, et paradoxalement, c’est ce qui fait qu’on a un peu de mal à s’attacher à eux. Ils sont tellement humains qu’ils peuvent en être dégoutants. Albert Oliphant est ainsi plus pathétique qu’attachant. Même Emélia, dont l’objectif est de « venir en aide aux pauvres » se présente comme un être calculateur. Mais alors qu’on commence à se familiariser avec ce monde en vase clos, l’équipe va nous perdre dans le dreamtime, une sorte de réalité alternative, où le temps et l’espace ne font qu’un, où on est ici et partout à la fois. Cet endroit est l’occasion pour Irving de varier des dessins déjà très riches. L’ambiance y est alors plus onirique que cauchemardesque, et contraste avec le quotidien rance des habitants. L’irruption de ce monde de rêve dans le réel est un élément qu’on devine important pour le reste de l’histoire. S’il y a un élément qu’Irving retranscrit parfaitement, c’est la claustrophobie. Visuellement, les expérimentations sont d’ailleurs nombreuses, comme lors de cette scène où on ne verra que les troncs des interlocuteurs. Un parti-pris loin d’être gratuit et qui permet d’insister sur des éléments importants. Tout en continuant d’introduire de nouveaux éléments, Spurrier parvient à faire progresser les intrigues déjà existantes, et toutes semblent évoluer en parallèle. On comprend qu’à terme, elles se rejoindront. Gutsville est une sorte de récit choral, et en ce sens, parvient à maintenir notre attention sur de multiples éléments, sans qu’on ait la sensation d’être réellement perdu. On est davantage intrigué.


Mutineries, révolutions, révélations sur d’anciens cultes, et surtout, l’origine du fameux nosunman, autant d’éléments qui viennent rythmer une intrigue plutôt dense. D’autant que l’alchimie entre l’écriture et les dessins est d’égale qualité tout au long des trois épisodes. Malheureusement, quand les événements commencent réellement à s’enchaîner avec frénésie, le lecteur n’a plus rien à lire, puisque même si Frazer Irving a repris les crayons, la publication des nouveaux épisodes n’est pas encore datée. Gutsville est un projet très intéressant et plein de potentiel, espérons avoir un jour l’opportunité de le juger dans son intégralité.

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